Agadir: tremblement de terre du 29 février 1960

Le témoignage de Jean Randazzo

J'ai vécu le tremblement de terre

J'avais été recruté le 7 mars 1953 par l'AMPA, en qualité de pilote de navires et Capitaine de remorqueurs. Étant seul à l'époque à posséder un brevet de Capitaine de troisième classe de la marine Marchande, à ce titre je bénéficiais d'un logement de fonction dans un immeuble à deux étages situé dans le port, à moins de cent mètres des quais, à côté de la cale de halage, où logeaient également le Capitaine du port M. Maglione, le mécanicien du remorqueur M. Kellnev, ainsi que le pilote M. Docithe Charlot.

Le 23 février 1960, vers 12 heures, la ville a été secouée par un léger tremblement de terre sans aucune conséquence, je pensais qu'il s'agissait d'un réveil de volcan aux îles Canaries. Une semaine plus tard, le 29 février 1960 à 11h 45, nouvelle secousse plus forte que la précédente, des lézardes de murs ont été signalées dans certains bâtiments. J'ai en mémoire des phénomènes qui se sont produits ce jour-là au port : plusieurs rats sortaient des magasins d'entrepôt de marchandises ; M. François Garcia, chef magasinier, a vu un serpent rentrer dans sa voiture sans parvenir à le déloger. Ce jour là a été un sujet de conversations contradictoires, certains voulaient quitter la ville, d'autres pensaient que ces secousses étaient passagères et sans gravité, n'ayant jamais, entendu parler de tremblement de terre à Agadir avant.

Je me souviens d'une anecdote racontée par M. Maglione, Capitaine au long cours qui, lors d'une escale de son navire au Japon, logeait dans un hôtel ; son agent maritime lui avait bien recommandé qu'en cas de secousse, il ne devait pas s'inquiéter et surtout ne pas sortir de l'hôtel. Dans la nuit, il y a eu effectivement un assez fort tremblement de terre. Obéissant, il n'est pas sorti et a été assez surpris le lendemain de constater de nombreuses lézardes dans les rues et sur les murs. Fort de son expérience, il nous dit de ne pas nous inquiéter... ironie du sort, il n'a pas survécu au tremblement de terre d'Agadir.

Le 29 février 1960, vers 23h 45, alors que je dormais, j'ai été réveillé par une forte explosion, j'ai tout de suite réalisé qu'il s'agissait d'un tremblement de terre. Recouvert de décombres, seule ma main droite était libre et une forte douleur vrillait ma jambe gauche, ma femme à mes côtés était également recouverte de débris mais ne s'était pas encore rendu compte qu'il s'agissait d'un séisme. Nous avons appelé à maintes reprises notre fils Jean-Marc, âgé de 5 ans et demi, qui, en principe, dormait à côté de notre lit... pas de réponse... silence aussi du côté de ma belle-mère qui logeait dans une pièce voisine. Plongés dans le noir et dans un silence absolu, j'ai crié, sifflé, frappé avec un caillou sur tout ce qui m'entourait pour appeler à l'aide et signaler notre présence, rien, toujours rien que ce silence angoissant, les pensées tourbillonnent dans ma tête : "un raz de marée, il va y avoir un raz de marée, nous allons mourir noyés ; notre maison est la seule habitation dans le port, personne ne va venir." Enfin un ronronnement, un bruit de voiture, elle s'arrête près de nous, une voix, je la reconnais, c'est celle de M. F. Garcia soulagement nous allons être secourus. Après étude de la situation, M. Garcia se rend compte qu'il ne pourra pas nous sortir seul, il y a trop de décombres ; il part vite à la base aéronavale française et revient avec des marins. J'ai été sorti le premier, après six heures sous les décombres, je ne sentais plus ma jambe gauche ; en l'absence de civière, j'ai été transporté sur une persienne de fenêtre jusqu'à la voiture de service de M. Garcia, qui m'a emmené à la base. Aucun mot ne pourra témoigner ma gratitude envers M. Garcia, ainsi qu'aux marins qui m'ont sauvé la vie.

Après examen de ma jambe et constatation de son insensibilité, le médecin décide mon évacuation. Je n'avais plus aucune nouvelle de ma femme, de mon fils ni de ma belle-mère, autour de moi la base fourmille de personnes en pleurs, à la recherche de leurs proches. Vers 13 heures, j'ai été embarqué, avec d'autres blessés, sur un avion à destination de Marrakech, où plusieurs ambulances nous attendaient, le lendemain, mon frère aîné et ma soeur, qui habitaient à Casablanca, prévenus par un des ambulanciers à qui j'avais demandé ce service, sont venus me chercher et m'ont ramené à Casablanca en taxi; j'étais heureux de me retrouver en famille, mais j'étais pris de vomissements et souffrais horriblement de ma cuisse gauche. J'ai eu des nouvelles de ma femme, sorte indemne et de ma belle-mère qui avait une fracture de la jambe. Notre fils avait été tué n'a été sorti des décombres que 4 jours après et enterré en fosse commune.

Opéré à la clinique Villa Clara où je suis resté deux mois, le nerf sciatique ayant été touché, ma jambe était paralysée. Après huit mois de séances de rééducation et de souffrances, j'arrivai à marcher doucement avec deux cannes. Le 20 décembre, aidé de mes deux cannes, j'ai repris mon service au port d'Agadir qui avait subi de gros dégâts, grues renversées, magasins effondrés Bien que resté handicapé, ma consolation aujourd'hui est de pouvoir me dire que j'ai largement participé à la renaissance du port et de la ville d'Agadir.

Jean Randazzo