Suite à mon séjour à Agadir le 29 février 2000, j’écris ce témoignage pour le quarantenaire du séisme, car cet anniversaire aura été pour moi la compréhension de la décision de quitter Agadir que mes parents avaient prise.
Il y avait eu quelques secousses telluriques dans les jours précédents, cependant les souvenirs du séisme commencent, pour moi, le soir du 29 février, lorsque mon frère ainé (prémonition?) dit au souper qu'il faudrait partir, car il avait peur d'une secousse plus forte. Nos parents ayant répondu "on n'est pas au Japon", rassurés, nous nous sommes couchés. Je dormais à poings fermés lorsque mon frère aîné essaya de me réveiller dans le noir, avec force claques et coup de poing!
Le séisme est pour moi le souvenir d’être réveillé en pleine nuit et de traverser cette ville sans lumière, et ça et là, voir dans la lumière des phares, quelques personnes plus ou moins nues, courant, enveloppées par la poussière.
C'est d'entendre cette clameur qui monte de Founti.
C'est de passer le reste de la nuit dans les dunes, avec mon bien le plus précieux: mon cartable d’écolier!
C'est, dans les dunes, voir au loin Agadir qui rougeoit dans les incendies.
C'est, dans les dunes, de parler avec cette famille juive de Talbordj qui se demandait si leurs cousins, oncles, tantes étaient vivants (plusieurs centaines, on a appris plus tard, tous morts).
C’est aussi celui de se demander si demain il y aura école; réponse: "les écoles seront réquisitionnées pour les secours". On ne pouvait savoir que notre école était dans 1 quartier, Talbordjt, qui n'existait plus que sous la forme de quelques tas de gravats.
C'est de traverser, au petit matin, cette ville détruite pour récupérer nos vêtements, et de partir pour le Bled. Chanceux nous fûmes de n'avoir rien perdu, à part notre enfance!
Mais le souvenir du séisme, c’est aussi la fuite dans le bled, dormir sous la tente pendant plusieurs jours, accrochés à la radio, seul moyen de communication avec "l'extérieur", et les demandes transmises par la Croix-Rouge sur les ondes: "M et Mme Thomas, M et Mme Granger demandent si M et Mme Granger et leurs 7 enfants sont parmi les survivants", et nous de crier: "nous sommes vivants", alors que dans d'autres cas "... demande si M et Mme Laugier et leurs filles sont parmi les survivants", et de nous demander si nos amies Monique et Nicole sont vivantes? Peu d'espoir, vu la crêpe de 7 étages à la place de l'immeuble Consulaire où elles habitaient, et devant lequel nous étions passés puisqu'il se situait juste à la sortie du port. Nous voulions croire qu'elles étaient vivantes.
C’est aussi le rapatriement vers Casa dans un Noratlas de l’armée de l’air, c’est aussi la vie à Casa qui ne sera jamais la même qu’à Agadir. C'est de voir, à Casa, le film "les clameurs se sont tues" en espérant qu'un jour, les clameurs de Founti qui résonnent à mes oreilles depuis si longtemps se taisent enfin.
C'est sur le bateau Tanger-Gibraltar, cette vision de la cote marocaine qui s'éloigne et que je ne reverrai peut-être jamais plus. Inch Allah!
C'est de se pincer pendant des années, ma sœur et moi, en se disant que nous rêvions et qu'on allait se réveiller à Agadir "avant"! C'est d'avoir enterré mon enfance, mon adolescence et ma jeunesse à l'age de 7 ans 1/2.
À Casa, j’allais régulièrement au Maârif voir 1 de mes amis qui
avait perdu son père et son frère aîné, José. Salvador Amançio,
réfugié avec sa famille dans cette grande salle (un gymnase?) où
des centaines de personnes s’entassaient.
J’ai revécu cette vision en France en 1961, lorsque les réfugiés
d’Algérie s’entassèrent dans les dortoirs de la colonie de vacances
qui nous servait d’école à Sète…
J’ai revécu encore cette vision lors de la crise du verglas au Québec,
en 1998, lorsque les réfugiés des alentours se sont entassés dans
l’école de St Bruno de Montarville…
Et pourtant, lors des secousses telluriques de 60 et 61 à Casa,
alors que toute la population se retrouvait dans la rue, je ne me
suis pas affolé, pas plus qu'à Montréal et à Ottawa, lors des secousses
des années 80 et 90.
Ce quarantième anniversaire aura été pour moi la compréhension
de la décision de quitter Agadir que mes parents avaient prise,
que je leur ai reprochée pendant 40 ans: "pourquoi avoir quitté
Agadir?"
La raison qu’ils invoquaient "pour qu’on oublie", n’ayant
jamais pu me satisfaire pendant 40 ans! Puisque je n'ai pu oublier
les clameurs de Founti, ni le tas de gravât qu'était devenue la
maison où je suis né, l'ancienne Recette des douanes, sur le port.
Le jour de mon départ pour Agadir le 26 février 2000, je reçois
une lettre d’un ancien gadiri qui avait quitté la ville quelque
temps avant le séisme. Dans cette lettre étaient annexées les copies
des lettres que ma mère avait écrites à ses parents (décédés depuis)
dans les jours ou mois qui ont suivi la catastrophe. Ces lettres
d’outre-tombe (mes parents sont maintenant décédés) ont permis ma
réconciliation avec la décision de mes parents.
2 lettres d’outre-tombe: 28 mars 1960 et 27 octobre 1960.
Casablanca, 28 mars 1960.
"Nous sommes tous sains et saufs et notre appartement est l’un
de ceux qui ont le mieux tenu. Même la soucoupe est restée debout
bien que plus atteinte que l’immeuble à côté. Mais quand on voit
le malheureux port et ses trous et ses crevasses avec des dénivellations
de 50cm à 1 m, ses grues tordues, ses quais affaissés, nous pouvons
crier au miracle. Notre ancien logement n’est que ruine, nos anciens
voisins tués ou blessés.
... Tous couchent à Inezgane sous des tentes car les secousses continuent.
…..depuis les premiers jours, rien n’a été déblayé, sauf Yachech
passé aux bulldozers."
27 octobre 1960
"…. L’Administration voudrait nous reloger là-bas…. Personne
ne veut aller y habiter...... A cause des écoles, il nous est impossible
d’y retourner (ndfG: sur le port). Et puis, quelle vie serait la
nôtre? Founti est rasée et ne sera pas reconstruite. … Taldborjt
est en partie nettoyé, ce ne sera pas reconstruit. Nos plus proches
voisins seraient l’usine électrique à 4 km...."
Et celle d’un inconnu (qui est arrivé à Agadir le mardi 1er mars
à 15h) aux parents de cet ami:
7 mars 1960 (donc 7 jours après le séisme)
"… Les quartiers de Founti, Talbordjt et Yachech sont entièrement
détruits. …."
……. Voici plus d'un an que j'ai commencé ce témoignage et il m'est
toujours aussi difficile de décrire ce que furent pour moi ces années
pendant lesquelles j'ai toujours voulu revenir à Agadir, mais j'ai
toujours eu peur de revenir; ces années pendant lesquelles je passais
ma nuit du 29 février au 1er mars à prier. Ces années pendant lesquelles
j'aurais voulu savoir ce que sont devenus mes amis d'enfance, mes
compagnons de classe…..
Je suis revenu une fois pour le 29 février 1980, j'ai passé une
semaine à Agadir dans le petit hôtel adossé au plateau de Talbordjt.
Mis à part Sidi Mohamed, l'ancien employé de mon père, qui m'avait
fait sauter sur ses genoux lorsque j'étais petit, il m'a semblé
que personne ne se souvenait, ou ne voulait se souvenir, que cette
nuit-là, 20 ans auparavant…. J'ai passé la nuit du 29 février au
1er mars 1980 à arpenter le plateau de Talbordjt. Vaste cimetière
sans aucune pierre tombale, où ça et là apparaissaient quelques
dallages ou quelques escaliers montant vers nulle part, vaste cimetière
où ce qui fut ne sera jamais plus, où ceux qui furent dorment pour
toujours!
François Granger
Montréal - Ottawa, Canada
courriel:
Merci de garder une minute de silence,
le 29 février 23h40 GMT (TU).
Votre silence, JE L'AI VU,
là où ce qui fut, ne sera jamais plus,
là où ceux qui furent, dorment pour toujours!
P.S.: Je remercie Philippe et Pierre Gaucher de nous permettre de nous recueillir sur la tombe de notre mémoire et de penser à nos amis restés ensevelis.
Ce texte a été écrit dans les jours qui ont suivi le 29 février
2000, comme un exutoire du syndrome post-traumatique ou "syndrome
du survivant", catharsis de la même veine que d’assister aux
commémorations du quarantenaire dans les cimetières des différentes
religions du Livre. Exutoire pour tous ceux qui ont vécu ces moments
terribles, et il doit être lu ainsi!