54 ans déjà...

Vos souvenirs et anecdotes sur la vie à Agadir avant le tremblement de terre.

Modérateur : Raspoutine

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Françoise Revel
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Enregistré le : 21 juil. 2012, 18:11

54 ans déjà...

Message par Françoise Revel »

Les témoins adultes de cette catastrophe sont de moins en moins nombreux et, après avoir raconté ce que fut pour moi cette nuit horrible, j’ai eu envie de raconter les quelques mois que j’ai passés dans notre si belle ville où j’aurais dû vivre longtemps…

A ma descente de car, la veille de la rentrée scolaire, j’étais heureuse. Cette ville m’avait toujours fascinée et la flamme du cachet postal « Agadir, 300 jours de soleil par an, BAINS PECHE CHASSE GOLF» me faisait rêver.

Le voyage à bord d’un car des Pullmans du Sud avait duré toute la nuit. Je venais de Rabat où j’habitais avec mes parents. Les villes s’égrenaient tout au long du parcours, Casablanca, Mazagan, Safi, Mogador, Agadir, illuminant la nuit de brefs éclairs.

A l'arrivée, je déposai mon léger bagage à l’Hôtel Gautier et me dirigeais vers le Lycée Youssef ben Taschfin. Accueil aimable du Proviseur qui s’enquit aussitôt de mon logement et me proposa d’occuper un studio réservé aux surveillants dans l’enceinte du Lycée. J’acquiesçais avec joie.

Le lendemain, les cours commençaient. L’entente fut immédiate avec mes élèves qui préparaient soit un Cap commercial, soit un Brevet Commercial, en Comptabilité ou Secrétariat. Beaucoup habitaient à Talbordj, quelques uns en ville nouvelle. D’autres venaient d’Inezgane et des villages aux alentours.

J’avais 22 ans et souvent en salle des profs, on me prenait pour une élève : « La salle n’est pas autorisée aux élèves » « Mais je suis prof ! », répondais-je gênée. Dans mon souvenir, la salle des profs était dans une baraque en bois au milieu de la cour.

Dans la cour, des élèves des classes techniques, de grands gaillards, sifflaient pour attirer mon attention, ce qui faisait beaucoup rire mes propres élèves… Je me plaignais auprès de leur professeur. Mais c’était peine perdue, ils recommençaient la semaine suivante.

Après le tremblement de terre, j’ai revu ces élèves dont le comportement fut héroïque. Ils sondaient les décombres à la recherche du moindre signe de vie et avaient déjà réussi à sauver trois ou quatre personnes sans penser au danger qu’ils encouraient. Tant d’années après, je ressens tellement d’émotion en pensant à eux.

Au Lycée, nous formions une petite bande d’amis : Maryvonne (j’ai oublié son nom de famille), professeur d’histoire-géo, Christine, prof de Lettres, et une troisième collègue, professeur de langues ainsi que son compagnon professeur dans la section industrielle. Maryvonne avait d’abord loué une chambre dans une des villas proches du Lycée. Elle déménagea par la suite pour habiter un studio meublé avenue Nicolas- Paquet. Christine habitait dans un très joli bungalow de l’Hôtel Marhaba avec une jolie terrasse.

Logée au Lycée, j’étais loin du centre d’Agadir. Je cherchais à louer un appartement en ville. L’agent immobilier me proposa deux studios : l’un était dans l’immeuble Omnico. L’autre dans un immeuble beaucoup plus récent et moderne, le Lalli, mais beaucoup plus cher. Je choisis donc le premier.

… Le second s’effondra complètement. Il n’y eut aucun survivant

L’Omnico était situé à l’angle de deux rues, boulevard Moulay Youssef et rue Nicolas Paquet, et à l’intersection de plusieurs voies. En face se dressait la Paternelle, un peu plus loin une station-service, et à l’opposé de l’Omnico, la Brasserie Tout Va Bien.

L’Omnico était de construction classique. Son plan en angle lui conférait une apparence de grande robustesse. L’entrée était protégée par une grille en fer forgé noir, doublée d’une vitre. Le hall était vaste, en marbre noir comme il était courant à cette époque, les boîtes aux lettres alignées sur le côté gauche, un escalier majestueux. Mon appartement était au quatrième étage.

En bas de l’immeuble quelques magasins dont une boutique de produits diététiques qui s’appelait Santé Régime-Jeunesse. Et un salon de coiffure, Vogue peut-être, où j’allais me faire coiffer. J’avais à l’époque les cheveux longs que je ramassais en queue de cheval et une frange épaisse.

Mon studio donnait sur l’arrière de l’immeuble et j’avais vue sur quelques maisonnettes et un ravin au fond duquel courait un cours d’eau, le Tildi. Dans l’entrée de l’appartement, il y avait un placard et un rebord avec un petit évier et de la place pour poser un réchaud. La chambre était à droite, assez vaste et très claire.

Des élèves me donnèrent rendez-vous dans un magasin de meubles à Talbordj où j’achetais un sommier métallique et un matelas. Grâce à eux, on me fit un prix et je fus livrée immédiatement. Quelques poufs en filali de couleur vive, une table à thé en bois brut, et une natte en raphia vinrent parfaire mon ameublement.

Le Lycée était au sommet d’un plateau et la route était pénible, toute en montée. Je rachetais sa voiture à ma mère, une Dauphine bleue que j’appelais Pervenche. Elle avait 5000 km. Mon beau-père me la descendit à Agadir. Il passa la nuit à l’hôtel Gautier et repartit le lendemain soir non sans m’avoir trouvé une place de parking dans un garage situé rue Paul-Doumer ou rue Nicolas-Paquet, peut-être le Garage VEMAPP, je ne me souviens plus.

Avec Maryvonne, nous allions souvent déjeuner à la Réserve. J’aimais ce restaurant qui surplombait la plage. Nous commencions à être connues, les deux petits profs qui mangeaient invariablement de succulentes crevettes bouquet et ne buvaient jamais de vin. Le personnel nous chouchoutait. Nous avions toujours une place près des grandes baies vitrées.
En semaine, j’allais quelquefois au Restaurant l’Asti fréquenté surtout par des coopérants. Ambiance sympathique et bon enfant.

Il m’arrivait d’aller danser le dimanche après-midi au Tout Va Bien dans une grande salle située sous la brasserie. Dans mon souvenir, l’ambiance était plutôt vieillotte et la salle très sombre.

Je me souviens d'un magasin de mode qui situé àt côté et qui avait de très jolis vêtements.

Il y avait au Lycée un vieux monsieur qui faisait penser au Dr Schweitzer ou à Einstein qu’il admirait énormément. Professeur presque à la retraite, il s’occupait du laboratoire de physique-chimie et portait espadrilles, béret et cache-nez toute l’année. Je le descendais régulièrement du lycée, au grand désespoir de mes amies, car sa politesse plus que raffinée mettait mal à l’aise. Il m’offrit des chocolats à Noël, et lorsqu’il me parlait de la vive sympathie qu’il éprouvait pour moi, j’en attribuais une grande part à ma voiture. Jusqu’au jour où il me prit brusquement la main et la baisa en évoquant « le jour heureux où nous fîmes connaissance ». Quelle impression de malaise. Et les ponts furent rompus.

L’hiver fut ponctué d’alternatives de grande chaleur et de froid. Pluie, vent, soleil, chaud, froid, tout se succédait à un rythme accéléré. J’étrennais mon beau manteau rouge doublé de lainage écossais. Mes collègues féminines du Lycée me dirent qu’elles n’en possédaient pas, n’ayant jamais eu froid à Agadir.

Notre Lycée, planté sur le plateau, prenait le vent de plein fouet. Les fenêtres dont l’encadrement était de fer, tremblaient de toute leur carcasse.

J’avais apporté un radiateur dans mon studio et nous venions prendre un grand bol de chocolat fumant, lumière tamisée, légère musique. Mais ce mauvais temps ne durait pas et nous profitions de très belles journées où nous allions pique-niquer sur la plage.

Un dimanche, nous avons décidé d’aller à Tafraout, voyage merveilleux et irréel. Petit douar rose accroché à d’énormes blocs de granit tenant miraculeusement en équilibre. Les couleurs elles-mêmes devenaient étranges, montagnes violettes au coucher du soleil, à midi ciel d’un bleu intense, amandiers en fleurs. Nous étions partis dans la voiture d’un de nos amis. Le voyage fut mouvementé : piste sur plus de vingt km. La voiture perdait son réservoir à essence, 32 litres pour faire 200 km. Un bruit affreux accompagnait les démarrages, tout vibrait jusqu’à s’en disloquer. Mais souvenir inoubliable.

En janvier, le second professeur de secrétariat qui revenait tout juste d’un congé de maternité s’est cassé le bras en tournant la manivelle de sa voiture : 2 mois de congé. Je récupère sa classe de BEP que je connaissais déjà. J’ai beaucoup de travail.

Des amis m’emmenèrent à la pêche à la grenouille. Après quelques kilomètres de route goudronnée et de piste, nous parvinrent à un cours d’eau, peut-être l’Oued Souss, bordé de larges pierres plates chauffées par le soleil. L’eau ruisselait sur des galets ronds lissés par le courant, le ciel était d’un bleu très pur. Mais je trouvais ce jeu cruel. Le tissu rouge dissimulait un hameçon sur lequel venaient s’empaler les grenouilles.

Le 21 janvier, c’était un jeudi. Il faisait beau. Nous sommes allées Maryvonne et moi à la plage et avons pique-niqué en maillot. Autour de nous, Anglais et Suédois se baignaient.

Le dimanche matin, nous allions au marché à Inezgane. Les étals regorgeaient de fruits et légumes, les parfums du kesbour et des épices embaumaient. Je ne résistais pas à l’attrait des oranges mûres et juteuses.

Puis les sauterelles ont envahi Agadir. Un épais nuage rouge enveloppait la ville et le Lycée bruissait de leur vol. Le chergui rendait l’atmosphère lourde. Je mettais un foulard sur la tête car je craignais qu’elles ne s’accrochent à mes cheveux. Les garçons les glissaient dans le corsage des filles qui gloussaient. Des hélicoptères et des avions saupoudraient la ville de DTT.

Le dimanche suivant, au contraire il pleuvait à torrents. Nous voulions aller à Taroudant, mais nous sommes restés chez moi à nous chauffer près du radiateur.

...Dix jours auparavant, nous avions eu une première secousse, à midi 20. J’étais dans ma voiture et n’avais rien ressenti. Je me sentais frustrée. « Quelle impression cela fait-il ? » demandaient tous ceux qui étaient comme moi.

Le lundi 29 février au matin, je surveillais un examen dans la partie technique du lycée que je ne connaissais pas. A midi un quart, nouvelle secousse, mais cette fois-ci assez forte accompagnée d’un grondement sourd. Le directeur du
technique était accouru en tremblant, se demandant déjà quelles mesures prendre. Un élève avait dit : « Regardez le mur est lézardé ! ». Nous n’avions pas apprécié la plaisanterie.

L’après-midi, comme il faisait très chaud, mes amis et moi étions allés nous baigner dans une crique au nord d’Agadir. Une petite crique en contre-bas de la route, une petite plage de sable encaissée entre des rochers de granit. La mer était déchaînée et s’engouffrait avec violence dans cet étroit goulot. Il était dangereux de se mettre à l’eau et nous sommes rentrés, étonnés de cette fureur. Je viens d'apprendre que cette petite plage était le "km 22" près de Taghazout .

Je me couchais vers 22 heures après avoir fait un peu de lecture.

La suite, je l'ai déjà racontée?

Raspoutine
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Re: 54 ans déjà...

Message par Raspoutine »

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Les étudiants du lycée Youssef Ben Tachfine confondaient Françoise à l'actrice française BB.
Suivant ce témoignage complémentaire au premier, Françoise Revel nous conduit au suspense. Qui ne croit pas au destin ? Je pense que ce n'est pas une question de calcul dans beaucoup de choses qui arrivent dans la vie.

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Elle allait habiter cet immeuble Allali tout près du marché central où elle pourrait s'approvisionner facilement.

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Personne n'est sorti vivant de cet amas de pierres et de béton.

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Le choix guidé par le destin avait voulu qu'elle choisisse cet immeuble Omnico qui avait résisté malgré la proximité de l'Oued Tildi alors que l'immeuble voisin Brise-Marine s'effondrait et emportait tous ses occupants.

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Elle est là aujourd'hui pour nous rendre visite à Agadir, pour aller revivre ses souvenirs dans ce Lycée Youssef Ben Tachfine.
J'aurais aimer voir un jour ce récit-témoignage devenir un film portant le titre :
"Chacun de nous assume son destin"

Merci pour toi Françoise ...à cœur ouvert.
Lahsen

Françoise Revel
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Re: 54 ans déjà...

Message par Françoise Revel »

Merci beaucoup Lahcen pour ces paroles si gentilles. Et les photos de cet immeuble que j'ai failli habiter...
Je reste tellement attachée à L'Omnico. Nous sommes allés avec toi sur les lieux pour y voir à présent un immeuble moderne sans grande beauté et sans cachet. Je me remémore sans cesse ce pélerinage fait avec toi où tu m'as accompagnée sur tous les endroits ayant marqué ma jeune vie.
Merci encore mille fois.

Raspoutine
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Re: 54 ans déjà...

Message par Raspoutine »

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Bonjour notre amie qui n'oublie pas sa ville Agadir.
Je te remercie bien de ta pensée envers moi et envers notre ville Agadir. Elle est bien portante après les déluges qui se sont abattus sur tout le sud. Le ciel est bien lessivé de toutes ces poussières accumulées et de ce CO2 de partout.
La mer s'est calmée après avoir sorti tout ce qui ne lui plait pas. La plage se nettoie activement.
Déjà, les montagnes environnantes deviennent au fil des jours toutes vertes et on s'attend à voir des fleurs de toutes couleurs d'ici un mois.
Je te partage et aussi pour nos lecteurs confondus cette belle image de la Vile Nouvelle prise du secteur administratif. Elle nous montre (flèche) ton immeuble OMNICO.

Mes salutations à ta famille et revenez, vous voir encore une fois.
Lahsen

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