Agadir: tremblement de terre du 29 février 1960
Le témoignage de Boujelli Lahcen
LE 29 FÉVRIER 1960 J'Y ÉTAIS.
Pour ce 40ème anniversaire du séisme d' Agadir, je vous
envoie mon témoignage. C'est le témoignage d un enfant,
qui avait 8 ans à l'époque. J'ai perdu mon père
et ma mère dans ce séisme. Je voudrais le dédier
en cet anniversaire a une assistante sociale française, Melle
Blériot, qui s'est occupé de moi et m'a entouré
de son affection et de son amour. Toute ma reconnaissance va aussi
aux Sœurs Franciscaines de l'orphelinat Llala Amina de Taroudant.
J'habitais le Talborjt, rue Khalifa, où mon père possédait
un petit four à pain qu' on appelait en berbère Tafaran.
Pour mieux vous situer, on habitait tout près de la maison
du Pacha, une descente qui menait vers la boulangerie Largot. Je
suis né en 1952, j'avais 8 ans. Je commençais à
peine le primaire à l école de Simon. Simon était
le directeur de l'école. Da Lahoucine était le chaouch,
ou concierge.
Trois semaines avant le séisme, il y avait un drôle de
temps, un vent de sable,un ciel d'un gris bizarre. Ce 29 février
60, on entendit un bruit bizarre du côté de la mer. La
terre avait comme grogné. Je me rappelle que les gens disaient
que la Terre était portée par une bête à
cornes, et que la bête faisait passer la Terre de tempsen temps
d une corne à l autre, et c'est ce qui expliquait les tremblements.
Je me souviens qu'au retour de l école ce jour la, on parlait
de cela au four. Ce qui me permet d'affirmer aujourd'hui que la terre
avait bel et bien bougé le 29 février à la mi-journée.
C'était le 3 ème jour du Ramadan. L'animation était
plus vive la nuit que la journée. Ce soir, je me couchais comme
d'habitude très tôt, car le lendemain il fallait aller
à l école. Je ne savais pas que c'était la dernière
fois que je voyais mes parents.
Je me suis réveillé vers une heure moins le quart du
matin. Je n'avais rien senti mais je pense que j'avais reçu
un coup qui me laissa sans connaissance. Notre maison était
dans un genre d'appartement de 3 étages. Nous habitions le
rez-de-chaussée. Le propriétaire occupait les 2 ème
et 3 ème étages. En voulant me réveiller dans
le noir, ma tête toucha le plafond. En position assise, le plafond
était à 10 cm de ma tête je pense.
Mon frère, plus âgé que moi, criait et m'appelait.
Il criait que le monde entier était tombé. On appelait
à tue-tête nos parents. Ils ne répondaient pas.
Quelque chose s'était passé, mais on ne savait pas quoi
. Je tâtonnais avec ma main, l'espace autourde moi n était
plus le même.Sur nos têtes, on entendait des pas courir,
on entendait des cris, des affolements. L'obscurité était
totale. Je respirais un mélange de poussière, de bois
et de briques rouges brisées.
Dans le noir, j'essayai de rejoindre la voix de mon frère,
Il y avait des obstacles partout. Je reconnais qu' il est très
difficile pour un aveugle d'avancer lorsqu'on lui brouille les cartes.
Je réussis finalement à toucher la main de mon frère.
Il me serra contre lui et on commença à ramper vers
une fissure par où on entendait les voix et par où on
semblait apercevoir le frémissement de la lueur d'une flamme.
On sortit difficilement, car en rampant, certaines parties de la maison
tombaient encore. A l'extérieur les gens criaient, priaient
à haute voix et appelaient au secours. Personne ne venait.
Un feu avait été allumé. Dans les visages, il
y avait la peur mêlée à l étourdissement
et à l'effroi. Les gens regardaient vers le ciel comme s'ils
attendaient que quelque chose tombe encore du ciel. Près du
feu, il y avait un talus de sable qui devait servir à la construction.
Sur les flancs de ce talus, d'un côté on allongeait les
blessés,couverts de sang et qui gémissaient, de l'autre
dans la pénombre, il y avait les morts.
Des personnes, comme affolées, qui nous reconnaissaient, nous
demandaient où étaient nos parents. Au petit matin,
on comprit qu'on était sur les décombres. Et on était
face à un spectacle effrayant. J'appris que ma mère,
qui dormait dans une pièce à côté était
morte et que mon père qui était à la mosquée
près du marché municipal était mort aussi. Mon
père, s'est échappé de la mosquée au moment
du tremblement de terre, et a reçu une partie du minaret. Les
autres personnes qui étaient restés à l'intérieur
ont été sauvées. Ce sont elles qui vinrent nousannoncer
la mort de notre père.
Avec les lueurs du matin, le spectacle atroce se présentait
à mes yeux d enfant. Je me souviens avoir vu une femme enceinte
éventrée, un homme à la tête écrasée.
On ne pleurait pas, on n'avait pas de larmes tellement le choc était
fort. On était dans un monde où soudain le cœur
devient dur . Quand on échappe à la mort , durant un
moment, on sent que le cœur est dans la gorge et non plus dans
la poitrine. On craque par la suite, une fois qu'on revient dans le
monde des hommes et que l'on ressent notre cœur battre comme
habituellement. J'ai pleuré une semaine après seulement.
Je vis vers 8 heures du matin, des gens faisant sortir des décombres
Bouzid, le fils du propriétaire, qui habitait au-dessus de
notre maison. Ce dernier paraissait mort, avec une grande blessure
à la tête. Je le pensais mort etdestiné au talus
réservé aux morts. Les voisins rescapés disaient
Mohamed ou Hmad est mort. Le destin voulut qu'on se retrouve 2 années
après, avec l'assistante sociale, à la Satas ( Gare
routière) pour prendre le car vers Taroudant et rentrer le
même jour à l'orphelinat de Taroudant. Il passa 2 années
a Casablanca dans un hôpital. Lui aussi revenait de très
loin.
Nous restâmes toute la journée du 29 sur les lieux, sans
manger, ni boire. Le soir du 29, des soldats français vinrent
avec des sénégalais nous amener de l'eau, de la soupe,
du pain. On resta quatre jours je pense sur les lieux. On nous disait
que la ville était cernée par l'armée. On nous
mit, nous les orphelins, le 2 ème ou 3 ème jour dans
une tente militaire, au bout de la rue Hilala à Talborjt. Le
roi feu SM Mohamed V, en djellaba et lunettes noires vint nous réconforter.
Il me passa, ainsi qu'à tous les enfants, la main sur la tête.
Au bout du 3 ème jour, je ne pouvais plus marcher. Je venais
à peine de me rendre compte que j'avais mal à la hanche
et que j'avais reçu une pierre au niveau de la hanche. On chercha
un âne. Ce n'était pas les bêtes qui manquaient.
Ces dernières erraient sur les décombres, elles n'avaient
plus demaîtres. On alla du côté de Ighzer Ighzoua,
ancienne carrière qui se trouvait du côtéde la
Kasbah. C est là qu' on installa un camp de réfugiés,
et c est là qu'on reçut un ravitaillement.
Au bout du 4 ème jour, j'ai quitté le camp, car mon
oncle vint me prendre pourrejoindre le reste ma famille à la
montagne d'Immouzer. Avant de quitter la ville, on passa au commissariat.
C était un vendredi. On prit tous les renseignements sur nous
et on vérifia en même temps que l'onsorte de la zone
sinistrée sans rien. L'armée verrouillait en effet toute
lazone pour éviter le pillage.
Au bout de 3 mois on nous convoqua sur les lieux de notre maison.
Il y avait l'armée, un médecin avec des gants, un bulldozer.
On déterra ma mère sous lesdécombres. Le médecin
me remit des bracelets que ma mère portait à la main.
On désinfecta les bracelets avant de me les remettre. On désinfecta
aussi des tapis qu' on avait et on me les remit. On enterra ma mère
au cimetière d'Ihchach. Mon père, lui a été
enterré au cimetière des martyrs dans les fosses communes.
Je resterai 2 ans dans la montagne. J'échapperai à la
coqueluche, qui faisaitdes ravages dans mon bled. L'assistante sociale,
Melle Blériot me prendra en charge, et me mettra dans un autocar
Satas à destination de Taroudant. Elle m'informa que je ne
serai pas seul, et qu' il y avait un autre garçon, rescapé
du séisme qui irait avec moi à l'orphelinat. Ma surprise
fut grande en voyant que ce garçon n'était autre que
le fils du voisin d'en haut, Bouzid, que j avais vu sortir mort des
décombres. L'autocar de la Satas nous emmenait vers l'orphelinat
de Taroudant, où nous retrouverions chez les sœurs tout
l'amour, l'affection et une grande famille.
Une autre vie commencait...
Boujelli Lahcen