Agadir: tremblement de terre du 29 février 1960

Le témoignage de Françoise Vidal

Merci à Pierre et Philippe Gaucher d'avoir crée ce site - notre site - à nous tous qui avons vécu ce 29 février.

Je venais d'avoir sept ans. J'allais à l'école Bosc.

Mme Gauthier et Mlle Robin ont été mes institutrices. J'apprenais à nager, à jouer du piano (Mme Vincens mère donnait des cours dans sa petite villa envahie de fleurs); je suivais aussi des cours de danse classique dans un local situé dans les escaliers non loin du Marhaba; je découvrais mes premiers films en allant au cinéma de l'église Sainte Croix, bref une enfance heureuse et insouciante.

Nous étions arrivés en 1956 à Agadir, venant de Casablanca.

En 1960, nous habitions, mes parents et moi dans un appartement de fonction situé au troisième étage de l'immeuble de la Conservation Foncière où mon père travaillait à ce moment là; parmi ses collègues, je citerai MM. Vincens, Guerraoui, Deroy, Benhida.

L'immeuble de la Conservation Foncière qui jouxtait celui du Cadastre se situait dans la partie administrative, juste en face du terrain de sport de l'école Bosc. La partie intérieure de cet immeuble sera détruite la nuit du séisme, c'est à dire la presque totalité des escaliers (marches et rampes) que comprenaient les trois étages ainsi que la chambre à coucher de M. Guerraoui, notre voisin de palier et collègue de mon père qui devait se retrouver trois étages plus bas.

Quelques jours auparavant une première secousse s'était produite mais de faible intensité. Seuls, les gens qui habitaient en hauteur, ce qui était notre cas, l'avaient senti, à telle enseigne que certaines personnes ne nous avaient pas cru.

Puis dans la matinée du 29 février eut lieu une seconde secousse; beaucoup plus intense cette fois-ci, laissant pas mal de traces de son passage, je me souviens par exemple du plafond du préau de mon école qui s'était lézardé, d'un sucrier sur la table de notre salle à manger qui avait glissé de quelques centimètres.

Brutalement réveillée en pleine nuit par, me sembla t-il, une violente explosion et tirée précipitamment de mon lit par mes parents, je les suivis en courant vers les escaliers. L'obscurité était totale.

Je voulus m'agripper à la rampe d'escaliers qui n'existait plus, et le bras tendu, je basculais dans le vide avant de m'écraser quelques mètres plus bas dans un fracas épouvantable sur les gravats qui venaient de se former.

C'est mon père qui m'a sauvée grâce à la torche dont il ne se séparait jamais durant son sommeil; une habitude qu'il avait gardée des quelques mois passés au front dans le sud de l'Italie et qui lui avait permis, cette nuit là, de se frayer un chemin parmi les décombres et dans l'obscurité.

C'est encore grâce à cette torche qu'il pourra sauver la vie de M. Guerraoui dont la chambre à coucher où il se trouvait, cette nuit de Ramadan, avait glissé de trois étages pour s'échouer sur la terrasse de la villa voisine.

Mon père m'avait retrouvée, allongée sur les gravats, le visage ensanglanté, barré d'une plaie de quelques centimètres au-dessus de l'arcade sourcilière gauche. Il fallait agir au plus vite...

Presque tous les escaliers de l'immeuble avaient été "pulvérisés" cette nuit là, mais curieusement, au rez-de-chaussée, les deux garages étaient restés intacts. Un vrai miracle !

Mon père avait du remonter jusqu'à l'appartement pour y chercher les clefs de la voiture, ainsi que notre petite chienne, Loly, un Loulou de Poméranie, qui ne nous avait pas suivie dans notre fuite, sans doute la peur.

Comment y parvint-il et par quels moyens ?

Jusqu'à ce jour nous n'en avons jamais encore parlé.

Pas plus que nous n'avons parlé de ces hurlements qui nous parvenaient, de tous ces gens qui pris de panique fuyaient dans tous les sens, de ces silhouettes pareilles à des somnambules qui erraient enivrées de douleur, de cette odeur de feu et de poussière, odeur insupportable qui restera à jamais gravée dans notre mémoire.

Non loin de nous, la maison des Chanu s'était complètement effondrée.

Aucune trace des trois enfants. Quelqu'un nous dit que Mme Chanu était peut-être vivante. Son mari avait tenté de la protéger en s'allongeant sur elle au moment où la dalle était tombée.

Mais que pouvions nous faire, sans pelle, sans matériel, la peur au ventre. Nous étions démunis, complètement impuissants.
Nous avons pu sortir la voiture du garage et nous diriger, en pyjamas et chemises de nuit, vers la maison des Vincens qui se trouvait en face de l'église Sainte Croix. Toute la famille était indemne, même le petit Henri Michel dont le berceau avait pourtant reçu quelques parpaings.

Le sang coulait tellement de ma plaie que ma mère se décida à me couper les cheveux, à la va vite, dans tous les sens, avec les ciseaux à ongles de Mme Vincens.

Ma première coupe de cheveux - la plus horrible !

Puis direction la base d'Inezgane où stationnaient encore les militaires français dont c'était la dernière année de présence.

Là, un autre spectacle nous attendait. Cohue, confusion, véritable champ de bataille d'une forteresse assiégée par tout le flux des blessés et rescapés qui n'en finissaient pas d'arriver.

Un médecin me fit une piqûre, m'enserra fortement la tête dans un gigantesque "étau" blanc, recommanda à mes parents (puisque nous avions une voiture ) de prendre sans tarder la route de Casablanca, car il craignait une fracture du crane.

La nuit suivante, nous devions la passer à Aït Melloul dans une auberge rose dont mes parents connaissaient les propriétaires. On nous donna une jolie chambre, mais je refusais d'y dormir, tellement les murs me faisaient peur. Et puis chaque bruit, chaque porte fermée raisonnait terriblement dans ma tête avec un écho épouvantable. Je refusais aussi de m'alimenter. Mes dents étaient tellement collées (force du traumatisme, visage tuméfié ?) qu'il ne m'était pas possible de les desserrer.

Le lendemain nous traversions une ville -enfin ce qu'il en restait- complètement éventrée, saccagée, en plein chaos, livrée au désarroi, en proie à la plus totale des débâcles...

Puis nous avons pris la direction de Casablanca en passant par le toboggan et nous nous sommes arrêtés, complètement épuisés à l'hôpital d'El Jadida où je fus de nouveau soignée. En ce même temps mes parents prenaient contact avec mon oncle et ma tante qui vivaient à l'Oulja sur la route de Oualidia.

Je venais d'avoir sept ans.

Mon enfance était terminée.

Après, en effet, rien ne serait jamais plus comme avant.

Mon enfance avait disparu avec ma ville blanche, emportée par la folie de cette nuit.

Allaient commencer pour moi des années d'errance.

Et maintenant, avec le recul du temps, je réalise combien cette ville me suivra toujours, là où j'irai.

Comme tout le monde, j'ai perdu beaucoup d'amies, des voisins, des camarades de classe. J'avais une amie qui s'appelait Agnès Degrave, j'aimerais la retrouver, tout comme j'aimerais avoir des nouvelles de Pascale Chanu, si elle est encore vivante.

J'ignorais qu'un livre avait été écrit sur ce sujet. Je suis heureuse d'apprendre qu'un second vient d'être publié. Il était grand temps, après toutes ces années, que des témoignages soient recueillis.

Encore merci d'avoir crée ce site, qui nous permet, à nous les rescapés de retrouver une identité et surtout, surtout, d'avoir un point de repère quelque part dans l'univers.

Françoise Vidal épouse Ouazzani