Agadir: tremblement de terre du 29 février 1960

Le témoignage de Michel Noury

LA VIE A AGADIR, INCERTAINE

J’ai quitté la base aéronavale de Fréjus-Saint-Raphaël dans le courant du mois de novembre 1959. J’ai embarqué dans un avion militaire à l’aéroport de Marignane avec tous mes copains qui partaient pour suivre le même cours que moi. L’avion, un SO30P, a eu des difficultés techniques et les réparations ont duré vingt quatre heures. Nous avons donc dû attendre une journée entière dans une base de la Marine nationale située près de Marseille. Nous avons enfin embarqué dans notre avion et pris la direction de l’Algérie où nous avons fait une escale à Oran. Là, nous avons passé la nuit dans une grande base aérienne. La guerre, mal nommée, paraît-il, battait son plein en Algérie. Ceci a été mon seul contact avec ce pays. Le lendemain matin, l’avion a re-décollé, quittant l’Algérie que je n’ai jamais revue, ni regrettée. Nous nous sommes posés au sud du Maroc, à Agadir, là où se trouvait l’école des contrôleurs d’aéronautique, dans une base aéronavale de la Marine nationale. C’est là que j’allais passer plusieurs mois durant lesquels je recevrais ma formation. Il me faudrait apprendre le travail consistant à communiquer, à partir d’une tour de contrôle, avec les pilotes des avions décollant ou atterrissant sur une base aéronavale ou sur un porte avions. Dès notre arrivée, les sous-officiers nous ont indiqué le bâtiment dans lequel nous allions vivre. C’était un beau bâtiment entourés d’arbres et de pelouses sans oublier quelques massifs de fleurs. Je logeais dans une chambre à deux lits et non plus dans un dortoir de vingt ou trente lits. C’était la première fois que j’étais aussi bien installé dans la Marine nationale! Les locaux de l’école des contrôleurs d’aéronautique étaient propres et fonctionnels, situés tout près du bâtiment d’habitation qui faisait partie de la base nord. Cependant, nous prenions les repas à la base sud et, chaque jour, nous empruntions un car pour nous y rendre. Nous sortions de la base et prenions une route nationale. Les policiers marocains arrêtaient parfois notre bus pour contrôler nos identités. J’avais hâte d’obtenir une première permission pour aller en ville! Je voulais voir Agadir, la ville dont on me parlait tant depuis de nombreux mois. Je voulais faire la connaissance des Marocains et de leur mode de vie. Comme tous les marins de la base, je pourrai sortir en ville mais seulement en vêtements civils en raison d’un accord spécial entre le gouvernement français et le roi du Maroc. C’était la fin de la colonisation. Le Maroc était devenu indépendant mais il avait néanmoins besoin de l’aide de l’armée française pendant quelques années encore. Pour donner le change à la population marocaine, les militaires français arrivaient en avion dans le pays. Donc, ‘monsieur tout-le-monde’ du Maroc ne les voyait pas arriver; il ne se rendait pas compte de leur nombre sur leur territoire. Par contre, les militaires français qui quittaient le pays le faisaient en uniforme et par bateau (ils traversaient donc la ville de Casablanca avant d’entrer dans le port pour quitter le Maroc). La population marocaine les voyaient partir. En fait, entre ceux qui quittaient le pays en uniforme et ceux qui y entraient, presque clandestinement, le nombre des militaires français restait stable au Maroc!

La ville d’Agadir était vraiment belle; les gens nous accueillaient aimablement. Les premiers contacts avec la population locale me furent plutôt agréables. Il y avait une convivialité qui n’existait pas en France et les odeurs de la rue sentaient vraiment les parfums de l’Orient! J’aimais me promener dans les rues, manger les merguez des marchands ambulants, monter sur la colline où se trouvait la ville haute et y boire un thé à la terrasse d’un café, avec la plage d’Agadir, immense, à mes pieds. En fait, après deux ou trois permissions de week-end passées dans la ville d’Agadir, j’avais déjà décidé de rester au Maroc, à la condition, bien sûr, que la Marine nationale accepte ma demande d’affectation dans la base d’Agadir. Une autre affectation au Maroc pourrait s’offrir à moi, à savoir la base de Kouribga, la base école de la Marine nationale où l’on formait les pilotes de chasse de l’aéronavale. Mais cette base était située au centre du Maroc et tous les copains, autour de moi, disaient qu’il y faisait une chaleur terrible, particulièrement en été, mais aussi presque tout au long de l’année. Tout au contraire, la ville d’Agadir jouissait d’un climat privilégié, située au bord de la mer, avec des températures agréables toute l’année car il y avait souvent des brises venant de l’océan. C’était sûr, à la fin de mon cours de contrôleur d’aéronautique navale, je demanderai un poste dans la base aéronavale d’Agadir, s’il y en avait un disponible! Mais il me faudrait être reçu le premier ou le second du stage! La vie dans le Maroc du sud me plaisait beaucoup. Par ailleurs, le stage se déroulait dans de bonnes conditions, c’est-à-dire au mieux pour moi. Tout cela ne me faisait pas oublier mes copains restés dans la base de Fréjus-Saint-Raphaël que j’avais quittée quelques semaines plus tôt. Ils venaient de vivre une épreuve très difficile, terrible, le deux décembre 1959, peu de temps après mon départ. Le barrage de Malpasset s’était effondré et l’eau du lac s’était répandue dans la vallée, ravageant tout sur son passage, faisant de nombreux morts et de gros dégâts matériels. L’énorme vague avait inondé aussi la base aéronavale. Mes copains, restés sur place, avaient eu beaucoup de chance. La sortie des cours s’effectuait le soir et, à un quart d’heure près, la vague les aurait tous emportés. Je plaignais mes anciens copains et je ne regrettais pas d’avoir quitté la base de Fréjus Saint Raphaël!

Donc, la vie s’écoulait, calme et tranquille, sous le soleil d’Agadir. Le muezzin de la mosquée voisine de la base appelait les fidèles musulmans plusieurs fois par jour pour la prière, dont une fois tôt le matin et aussi une autre fois, tard le soir; ces deux appels nous irritaient un peu car ils nous réveillaient assez souvent! Une nuit, une sentinelle avait tiré un coup de feu. Était-ce intentionnel ou par inadvertance? Je ne sais pas! Toujours est-il que nous n’avions plus entendu le muezzin pendant plusieurs jours! Le stage me plaisait bien. Il correspondait à mon attente. Les professeurs, uniquement des gradés militaires, étaient compétents et agréables avec nous. Je sentais que ce n’était plus l’école. Nous étions considérés comme des adultes! Bien entendu, il fallait toujours respecter la hiérarchie puisque nous étions quand même dans l’armée, mais les rapports, même avec les gradés, étaient totalement différents de ceux que j’avais connus à l’école des Mousses, à l’école de Maistrance aéronautique et au Cours Préparatoire de l’Aéronautique Navale où il fallait alors toujours se mettre au garde à vous, saluer constamment et ne jamais dire le moindre mot de travers! En un mot, il fallait ‘fayoter’ à fond! Et, bien franchement, cela ne me plaisait pas du tout! Ni à mes copains!

A Agadir, tous les midis, installé sur une chaise devant le bâtiment dans lequel j’avais ma chambre, je buvais un coup avec quelques copains avant de prendre le car qui nous emmenait pour le déjeuner, à la base sud. Le 22 février 1960, alors que j’étais assis dans le jardin comme tous les jours, sirotant mon soda, j’ai cru sentir comme un frémissement du sol. La table a vibré; ma chaise aussi. Tout cela a duré plusieurs secondes. Bien entendu, j’en ai parlé immédiatement aux copains assis près de moi. Eux n’avaient rien senti! Ils se sont moqué de moi, évidemment! Une semaine plus tard, le 29 février, j’étais assis au même endroit, à la même heure, c’est à dire à midi moins le quart. Il m’a semblé ressentir la même vibration que la semaine précédente. Le sol a encore frémi, la table a encore vibré, ma chaise aussi. Encore une fois, les copains n’ont rien senti et ils se sont à nouveau moqué de moi! Pourtant, j’étais sûr d’avoir senti quelque chose d’anormal. Nous sommes montés dans le car. Nous avons pris notre repas à la base sud, comme d’habitude. Puis nous avons suivi les cours tout l‘après-midi, comme d’habitude. Un copain, qui était la sentinelle de garde près de notre immeuble ce soir-là, m’a dit que la mer faisait un bruit inhabituel, énorme, anormal; elle l’inquiétait, lui faisant même peur. Sur le moment, je n’ai donné aucune signification à tous ces détails. En plus, bien entendu, les copains se moquaient de moi! Ce n’est que quelques heures plus tard que j’ai compris la signification de tout cela et, à partir de ce moment-là, les copains ne se sont plus moqué de moi! Nous avons dîné, à la base sud comme d’habitude. Nous nous sommes couchés, comme d’habitude. Je me suis endormi rapidement, comme d’habitude. Et puis, à minuit moins le quart, en plein sommeil, je me suis mis à rêver que mon copain de chambre me faisait une farce! Il secouait mon lit de toutes ses forces! Je lui disais bien d’arrêter! Que je voulais dormir! Mais il continuait de plus belle à agiter mon lit avec la plus grande énergie! «Tu es fou! Qu’est-ce qui te prends?». Mon rêve s’est arrêté brutalement quand j’ai reçu du plâtre sur la figure. Je me suis assis sur mon lit qui continuait à gigoter en tous sens! Et mon copain, en fait, était dans la même position que moi, assis sur son lit lui aussi! Lui aussi, venait d’être réveillé en sursaut! (peut-être venait-il de rêver que je secouais son lit! Et qu’il me demandait d’arrêter!). J’ai vu, au loin, le ciel embrasé par des incendies géants! C’était en direction de la ville d’Agadir située à une dizaine de kilomètres de la base! La ville était en feu? Surprenant! Je me suis rallongé sur le lit, en criant, étreint par la peur que le plafond ne me tombe sur la tête. Puis, brutalement, le lit s’est arrêté de bouger. Je me suis jeté à bas de mon lit et j’ai couru de toutes mes forces vers l’extérieur du bâtiment, comme tous les copains des autres chambres. Beaucoup étaient déjà là, dehors, dans la nuit, s’interrogeant sur ce qui venait de se produire. L’air était frais! Le ciel, qui n’était jamais noir au sud du Maroc, était néanmoins anormalement éclairé vers la ville d’Agadir. Nous sommes allés réveiller un copain qui, lui, continuait de ronfler comme si rien ne s’était passé! Il n’avait rien senti et dormait comme un bienheureux! Un des stagiaires, un officier-marinier, connaissait très bien le morse; c’était sa spécialité. Il est rentré dans sa chambre et il s’est mis à chercher des messages sur la bande radio de son poste. Il en a capté un, en morse, et l’a traduit. Un radio amateur, habitant la ville d’Agadir, demandait de l’aide. Il disait que la ville avait été complètement détruite par un séisme. Il parlait de milliers de morts et d’une ville en ruines. Ainsi, le plâtre sur la figure, mon lit qui bougeait, les incendies, c’était un tremblement de terre! Ce que j’avais déjà senti à deux reprises, une semaine et douze heures plus tôt n’était que les frémissements avant-coureur du séisme! Et les incendies que j’avais vus au loin, dans le ciel, vers la ville? On m’a expliqué par la suite, que, avec le tremblement de terre, des bouteilles de gaz avaient explosé dans la ville et avaient provoqué des incendies. Alors que nous écoutions le message du radio amateur, à l’intérieur du bâtiment, il s’est produit une réplique. Nous nous sommes tous jetés à nouveau sur la pelouse, sans demander notre reste! Les discussions allaient bon train parmi tous les stagiaires. Tous s’interrogeaient sur le nombre de morts et aussi sur l’importance des dégâts que le tremblement de terre avait pu faire dans la ville d’Agadir.

Quelques instants plus tard, un officier-marinier est arrivé de la base sud. Il nous a dit qu’un tremblement de terre avait produit de grandes destructions dans la ville d’Agadir et surtout qu’il avait fait de très nombreux morts. Il demandait des volontaires pour participer aux opérations de secours, notamment pour la recherche des survivants. Tous les élèves des différents cours ont été volontaires! Nous sommes descendus en car à la base sud où les officiers de la base organisaient l’intervention des secours. Là, nous avons été surpris que l’on commence par nous donner un fusil et des munitions. Surprenant! Pourquoi des fusils et des munitions? Le bruit commençait à courir, menaçant, que des Marocains s’apprêtaient à attaquer la base! Selon eux, les Français avaient largué une bombe atomique sur la ville d’Agadir et l’avaient détruite! C’est ainsi que j’ai passé la nuit du tremblement de terre avec un fusil à la main dans la base sud d’Agadir! Pour comprendre cette réaction de certains des habitants de la ville d’Agadir, il faut savoir que, à ce moment-là, la France faisait des essais atomiques à Reggane, dans le Sahara, en Algérie du sud, et que ne n’était pas très loin d‘Agadir. Ces essais intéressaient beaucoup de monde, y compris les Américains. Quelques semaines avant le tremblement de terre, un avion espion américain s’était posé en catastrophe sur la base aéronavale d’Agadir. C’était une sorte d’U2; peut-être était-ce un U2, car il avait des ailes très fines et très longues, mais je n’avais pas pu l’identifier à coup sûr, ne connaissant pas suffisamment les avions à cette époque-là. L’avion s’était présenté à contre piste, sans contact radio avec la tour de contrôle, et il avait dû se poser sur l’herbe qui longe la piste pour éviter une collision avec un bombardier Lancaster qui décollait en sens inverse au même moment. Les gendarmes maritimes avaient gardé cet avion jour et nuit. Il se chuchotait dans la base qu’il avait approché d’un peu trop près les installations de Reggane et qu’un Mirage de l’armée de l’air française s’était occupé de lui! Certains habitants d’Agadir ayant en tête les essais atomiques de Reggane, étant traumatisés par le tremblement de terre, voyant que tous les bâtiments s’étaient effondrés autour d’eux, constatant le très grand nombre de victimes, en avaient conclu hâtivement que les Français avaient jeté une bombe atomique sur la ville d’Agadir!

Dès le lendemain du séisme, c’est à dire le 1er mars 1960, des camions ont commencé à se présenter à l’entrée de la base, des camions pleins de morts. D’autres camions étaient, eux, pleins de survivants accompagnés de leurs morts, ceux de leur famille ou de leurs voisins. L’ordre du commandant en second de la base était simple et direct; je l’ai entendu de mes propres oreilles: ‘Les vivants peuvent entrer dans la base; les morts, dehors!’. Il avait raison, bien entendu! Les risques d’épidémies n’allaient pas tarder à s’abattre sur les survivants. Je suis resté dans la base pendant trois jours. Je participais à l’accueil des survivants; ceux-ci n’avaient aucun autre endroit où aller. Notre base aérienne n’avait pas vraiment été touchée par le séisme. Tous ses bâtiments, bien construits, avaient résisté. Celui dans lequel je vivais n’avait que quelques lézardes. Donc, la base aéronavale française se devait d’accueillir les survivants, traumatisés, en pleine détresse morale. Il allait falloir leur donner de la nourriture et des couvertures, monter des lits et des tentes en attendant que la vie se réorganise dans la ville d’Agadir et ses alentours. Tout cela allait durer longtemps, plusieurs années. L’aide internationale commençait à arriver par avion, des dizaines d’avions chaque jour, remplis de nourriture, de vêtements et de matériel de toutes sortes. Un soir, un avion allemand est arrivé avec à son bord, un hôpital de campagne entier. Il était onze heures du soir; nous étions fatigués; le pilote aussi; les ordres et les contre-ordres se succédaient. Finalement, le pilote, dans un mouvement de colère, a arrêté les opérations de manutention. Nous sommes allés nous coucher et lui aussi! Tout le monde avait besoin de repos! Plusieurs nuits de suite, j’ai dormi dehors, à la belle étoile! Je ne pouvais envisager de dormir dans ma chambre, ni même d’entrer pour quelques minutes seulement dans notre bâtiment d’habitation! Pourtant, notre bâtiment était bien debout, et, hormis quelques lézardes, il était en parfait état! Cependant, il y avait encore des répliques du séisme qui se faisaient sentir en général deux fois par jour, à midi moins le quart et à minuit moins le quart. J’étais effrayé à la seule pensée d’entrer dans un bâtiment! Même dans celui qui m’hébergeait depuis plusieurs mois! Et tous mes copains étaient dans le même cas! Avec mon copain de chambre, nous avons sorti nos deux lits qui étaient superposés. Le mien était celui du haut! C’est à dire que, au cours des nuits à venir, la rosée allait tremper mon oreiller et ma couverture! Mais, je ne pouvais pas envisager, une seule seconde, de coucher à l’intérieur d’un bâtiment! Même bien construit et solide! Et même dans un bâtiment qui avait résisté à un tremblement de terre! Quelques jours plus tard, on nous a monté des tentes et j’ai pu installer mon lit dans l’une d’elles. Je me suis retrouvé à l’abri de la rosée pendant la nuit! J’appréciais de n’avoir qu’une simple toile au-dessus de ma tête! Et pas un toit en dur! Heureusement, la température était devenue très clémente. Le sirocco, un vent chaud venant du désert tout proche, s’était mis à souffler. La nuit était suffisamment calme. J’entendais le bruit d’un moteur, celui d’un bulldozer qui creusait les fosses communes, non loin de la base. Il se disait que l’on y mettait une couche de morts, une couche de chaux vive, une couche de morts, une couche de chaux vive etc… et que l’on recouvrait le tout d’une épaisse couche de terre. Il fallait faire très vite car les risques d’épidémie étaient très importants. Le quatrième jour, je suis parti dans la ville d’Agadir avec un groupe de copains pour participer aux opérations de sauvetage. Nous portions des masques; l’odeur en ville était presque insupportable. J’ai vu les morts alignés sur les trottoirs, des centaines de morts, peut-être des milliers. On nous a désigné un immeuble effondré. Notre travail allait être de fouiller les ruines pour tenter de trouver des survivants; il y en avait peut-être, nous a-t-on dit. Nous avons transpiré toute la journée, en vain. Tout près de ce bâtiment, une autre équipe a trouvé toute une famille, entière et vivante! Nous étions heureux pour eux! Le lendemain, c’est à dire le cinquième jour après le séisme, nous sommes allés avec la même équipe pour déménager l’appartement d’un officier-marinier. Nous avons fait le travail. Alors que nous étions en train de casser la croûte dans le hall de l’immeuble, un peu avant midi, il y a eu une réplique! Tout le monde a battu son propre record de vitesse! Puis, nous avons terminé le travail. En fin d’après-midi, nous sommes rentrés vers la base. En roulant dans les rues, nous avons constaté que l’atmosphère était en train de changer complètement dans la ville. De nombreux militaires marocains étaient arrivés dans la base française, transportés par des avions français, et, maintenant, ils se déployaient et investissaient la ville. Les officiers plaçaient un soldat en arme tous les cinquante mètres et aussi un à chaque carrefour. L’armée marocaine devait lutter contre les pillards dont plusieurs avaient déjà été pris et fusillés sur-le-champ. Nous avons alors compris que les opérations de sauvetage allaient s’arrêter. Personne ne peut survivre en restant sans boire plus de cinq ou six jours, surtout dans la chaleur du Maroc du sud, avec le sirocco qui soufflait. Les opérations de déblaiement allaient continuer autrement! Au bulldozer! Il n’y avait plus de survivants dans cette ville martyre! Nous sommes rentrés à la base, silencieux. La vie allait continuer pour les survivants! Toute leur vie, ils porteraient un poids énorme sur leurs épaules! Avec des images, des bruits et des sensations emmagasinés dans leur cerveau, pour toujours: Le lit qui bouge! La lueur des incendies, au loin, vers la ville! Les morts alignés sur les trottoirs! Les bâtiments effondrés! Le bruit du moteur du bulldozer enterrant les morts! Les rescapés! Prostrés! Les camions tentant de pénétrer dans la base, avec leur chargement de morts! Les soldats en armes, partout dans les rues! Comment oublier tout cela?!

Quelques jours plus tard, je me suis remis aux études, sans enthousiasme! Le cœur n’y était plus! Mais, j’étais là pour étudier et devenir contrôleur d’aéronautique navale! La Marine nous a offert, à tous, par roulement, deux week-ends à Casablanca. J’ai voyagé dans un Lancaster, un vieux bombardier de la seconde guerre mondiale, assis sur le plancher, car il n’y avait pas de sièges. L’avion a survolé la casbah située sur la colline qui domine la ville d’Agadir, rasant les ruines de la ville! Un bulldozer y travaillait! Le tremblement de terre n’avait épargné que cinq ou six personnes dans ce quartier de la ville d’Agadir! Cinq ou six survivants, pour 5 ou 6000 habitants! Aujourd’hui, l’ancienne casbah située sur cette colline n’a pas été reconstruite; elle est considérée comme un cimetière. A Casablanca, j’ai été reçu par deux familles françaises différentes. Elles se sont bien occupé de moi. En ville, j’avais très peur de marcher dans la rue! Les bâtiments étaient trop hauts et je craignais de les voir s’effondrer! Et je devais me faire violence pour y entrer! La Marine nationale nous a aussi emmenés plusieurs fois sur l’une des plages situées au nord d’Agadir, pour y passer la journée du dimanche. Nous traversions la ville en car dans des rues bordées de tas de ruines et d’immeubles effondrés. Quelques personnes marchaient dans ce cadre qui ressemblait à un chaos lunaire, hébétées, un masque sur le visage pour tenter de se protéger de la puanteur qui envahissait aussi l’habitacle de notre car, le dos voûté par un poids invisible mais énorme. C’était vraiment irréel! Aux points de contrôle de l’armée marocaine, à l’entrée et à la sortie de la ville, on nous arrosait de produits désinfectants. Sur la plage, le cœur n’y était pas! Autour de moi, tous les visages étaient marqués et anxieux.

J’ai passé l’examen de contrôleur d’aéronautique et j’ai obtenu mon diplôme. J’ai été reçu! J’étais le premier maîstrancier de la promotion! De ce fait, j’ai eu le droit de choisir mon affectation. Le Maroc, Agadir, son soleil, ses plages, la gentillesse et l’esprit d’hospitalité de ses habitants, c’était fini! A mon grand regret, bien sûr! Il faudrait des années pour reconstruire la ville d’Agadir; et je ne voulais plus rester dans cette ville où j’avais vécu des émotions aussi fortes, aussi intenses. J’ai examiné les possibilités d’affectation qui s’offraient à moi. J’ai choisi Hyères, la base aéronavale des chasseurs de la Marine! Le jour du départ est arrivé. Nous avons quitté Agadir un soir. Nous avons roulé en bus toute la nuit et nous sommes arrivés à Casablanca au petit matin. Nous étions revêtus de nos habits militaires. Les habitants de la ville pouvaient constater, une nouvelle fois, que des militaires français quittaient le Maroc, ce que leur affirmaient les médias du pays! J’ai embarqué sur un bateau qui a pris la direction de Marseille. J’en ai eu gros sur le cœur en quittant le Maroc! Mais il m’aurait été impossible, psychologiquement, de rester dans ce pays, même s’il est très beau. Ce que je venais de vivre aurait été trop lourd à porter sur mes épaules! La Marine m’a donné une permission de quelques jours avant de rejoindre mon affectation à la base aéronavale de Hyères. J’ai donc pris le train pour Paris et je suis rentré à la maison. Plus tard, de nombreuses années après, mes Parents m’ont appris que je criais dans mes rêves! (ils n’avaient pas osé me le dire alors!). Trois mois après le tremblement de terre d’Agadir, j’avais encore des cauchemars! Enfouis dans mon cerveau! Pour longtemps!